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Dans l'abîme du génocide, l'extraordinaire survie à l'innommable d'Albertine

"Au revoir Maman, on se verra au ciel": en 1994, la jeune Albertine survit à une attaque qui décime sa famille puis à des mois d'errance dans l'horreur du génocide au Rwanda.En décembre, elle a pu pour la première fois se recueillir, effondrée, auprès d'ossements potentiels de ses proches.

Blottie avec pudeur et d&eacute;tresse entre le mur et une vitrine contenant cr&acirc;nes et ossements, la grande silhouette v&ecirc;tue de noir d'Albertine Mukakamanzi est secou&eacute;e de pleurs silencieux dans le m&eacute;morial de Kibuye, dans l'ouest du Rwanda.
Ce m&eacute;morial inaugur&eacute; en 2019 a &eacute;t&eacute; construit sur le site des massacres du stade Gatwaro, o&ugrave; ses parents, ses fr&egrave;res, sa petite soeur ont &eacute;t&eacute; tu&eacute;s en avril 1994, parmi des milliers d'autres.C'est la premi&egrave;re fois qu'Albertine, 48 ans, seule survivante de sa famille, d&eacute;couvre ces v&ecirc;tements et ossements des victimes, dont ceux potentiellement de ses proches.Un choc immense.
Le lieu est oppressant: des cercueils, une immense &eacute;tag&egrave;re recouverte d'habits d&eacute;chir&eacute;s et t&acirc;ch&eacute;s de sang.Des brosses &agrave; cheveux, des pipes, des chapelets des victimes dispos&eacute;s sobrement sur une table.&nbsp;&nbsp;&nbsp;
"Je ne sais pas ce qui m'arrive, je ne pleure jamais d'habitude...", souffle Albertine, en s'agrippant aux grilles &agrave; l'ext&eacute;rieur du m&eacute;morial."J'ai cherch&eacute; si je voyais les v&ecirc;tements de ma m&egrave;re mais j'ai pas trouv&eacute;..."&nbsp;
Une d&eacute;tresse d'autant plus poignante qu'elle contraste avec la personnalit&eacute; p&eacute;tillante de cette entrepreneuse, retrait&eacute;e de la police rwandaise o&ugrave; elle a servi 18 ans.Divorc&eacute;e quelques ann&eacute;es apr&egrave;s son mariage avec son mari lui-m&ecirc;me rescap&eacute; et souffrant de traumatismes, elle a &eacute;lev&eacute; deux filles qui ont aujourd'hui 24 et 20 ans, et surv&eacute;cu &agrave; un grave accident de la route.
De nombreux rescap&eacute;s ont expliqu&eacute; &agrave; l'AFP qu'ils auraient pr&eacute;f&eacute;r&eacute; mourir pendant le g&eacute;nocide, portant en eux le fardeau de celui qui est rest&eacute; alors que les parents, fr&egrave;res, soeurs ont &eacute;t&eacute; massacr&eacute;s."Pourquoi moi ?" se torturent-ils.Mais aussi parce que ces survivants, comme Albertine, ont travers&eacute; les t&eacute;n&egrave;bres du g&eacute;nocide, subi d'atroces souffrances, vu des violences inou&iuml;es.&nbsp;

- "C'est la mort qu'on attendait" -

Lors d'entretiens avec une journaliste de l'AFP pr&egrave;s du lac Kivu &agrave; Kibuye en d&eacute;cembre, Albertine a racont&eacute; ses plus de deux mois de survie en une plong&eacute;e saisissante dans sa m&eacute;moire de 1994.&nbsp;
Apr&egrave;s l'incendie de leur maison dans les premi&egrave;res semaines du g&eacute;nocide dans la localit&eacute; de Rubengera, sa famille en fuite comme des milliers d'autres Tutsi se r&eacute;fugie au stade Gatwaro o&ugrave;, leur assure-t-on, des gendarmes vont "les prot&eacute;ger".&nbsp;
En r&eacute;alit&eacute;, comme &agrave; l'h&ocirc;tel Home Saint Jean ou &agrave; l'&eacute;glise de Kibuye - dont le pr&ecirc;tre, l'oncle d'Albertine, sera jet&eacute; du haut du clocher - le stade est attaqu&eacute; par des miliciens extr&eacute;mistes hutu.Ces "Interahamwe" ont &eacute;t&eacute; les principaux bras arm&eacute;s d'un processus d'extermination syst&eacute;matique - souvent pr&eacute;c&eacute;d&eacute; de tortures - des habitants issus de la minorit&eacute; tutsi: voisins, amis, hommes, femmes, enfants, sans distinction.&nbsp;
Entre avril et juillet 1994, ce g&eacute;nocide contre la minorit&eacute; tutsi, orchestr&eacute; par le r&eacute;gime extr&eacute;miste hutu au pouvoir, a fait plus de 800.000 morts.
"En entendant au loin des heures de tirs, en voyant les Interahamwe brandir des machettes devant le stade (...), on a rapidement compris que c'est la mort qu'on attendait..." se souvient Albertine.&nbsp;
Et le 18 avril dans l'apr&egrave;s-midi, "ils ont tir&eacute;, tir&eacute;, tir&eacute;, lanc&eacute; des grenades; puis le soir ils sont venus tuer les gens avec des machettes, des couteaux".La nuit venue, la famille tente de se rassembler.Son fr&egrave;re a&icirc;n&eacute; est d&eacute;j&agrave; mort.Son p&egrave;re et sa petite soeur sont tr&egrave;s gravement bless&eacute;s par des &eacute;clats de grenade.Son autre fr&egrave;re et ses deux neveux ont disparu.&nbsp;&nbsp;
"Apr&egrave;s avoir pleur&eacute;, j'ai dit &agrave; Maman +ils vont mourir...on a la chance d'&ecirc;tre vivantes, il faut qu'on parte+." Mais sa m&egrave;re "tr&egrave;s croyante" lui dit qu'elle a jur&eacute; devant Dieu qu'elle "ne laisserait pas Papa dans le beau temps ou le mauvais temps".&nbsp;
Albertine raconte lentement, avec &eacute;motion, comment elle laisse alors sa m&egrave;re agenouill&eacute;e en pri&egrave;res pr&egrave;s de son mari et de sa petite fille &agrave; un sort funeste dont chacune est consciente."Je lui ai dit +au revoir Maman, on se verra au ciel...+." Dans la nuit du 18 au 19 avril, des Interahamwe entrent de nouveau dans le stade, pour finir de tuer bless&eacute;s et rescap&eacute;s, l&acirc;che Albertine.Le nombre de morts y est estim&eacute; &agrave; 10.000.&nbsp;
A la sortie du m&eacute;morial, Albertine montre la montagne recouverte de for&ecirc;t, juste derri&egrave;re, par laquelle elle a fui.&nbsp;

- "Faire la guerre" aux chiens -

Pendant des semaines, elle vit comme une b&ecirc;te traqu&eacute;e, &agrave; se cacher la journ&eacute;e dans la for&ecirc;t sans parler pour ne pas se faire rep&eacute;rer, &agrave; ne sortir que la nuit.&nbsp;
Un jour, elle croise un groupe d'habitants hostiles, qui la violentent et la d&eacute;shabillent.Une femme la frappe d'un coup de couteau au sein.
Elle tente d'aller chez le "fr&egrave;re de sa marraine", dans une &eacute;cole de Kibuye, mais elle n'en trouve pas trace: "Il y avait des corps partout dans l'&eacute;cole...".D&eacute;couverte par un groupe d'Interahamwe, Albertine, &eacute;puis&eacute;e et affam&eacute;e, se voit ordonner de creuser un trou "pour enterrer vivant un b&eacute;b&eacute; tra&icirc;nant par l&agrave;, qui essayait de l&eacute;cher de l'eau de pluie".&nbsp;
"J'ai refus&eacute;...ils allaient me tuer de toute fa&ccedil;on que je le fasse ou non", lance-t-elle les yeux dans le vide."Alors, l'Interahamwe a creus&eacute;, il a mis l'enfant dans le trou...je le vois encore secouant sa t&ecirc;te pour essayer d'enlever la terre qui envahissait sa bouche." Puis la jeune femme est battue avec des maillets notamment et laiss&eacute;e l&agrave;.
A chaque souvenir particuli&egrave;rement violent, Albertine se donne de grandes tapes sur les cuisses ou dans ses mains.&nbsp;
Dans cet enfer, une lueur d'espoir: un jeune homme hutu vivant dans ce quartier la d&eacute;couvre et d&eacute;cide de la cacher chez lui, par charit&eacute;, non sans lui dire que c'est parce qu'il est tr&egrave;s croyant qu'il ne la "prendra pas pour femme".&nbsp;
Elle reste la journ&eacute;e enferm&eacute;e avec un cadenas dans la chambre du jeune homme qui vaque &agrave; ses occupations, cach&eacute;e la nuit dans la p&eacute;nombre &agrave; proximit&eacute; de la maison.Jusqu'au jour o&ugrave; la m&egrave;re du jeune homme la d&eacute;couvre: "Il y a une Inyenzi (cafard) ici !" crie-t-elle en pleine journ&eacute;e.&nbsp;&nbsp;
Albertine est frapp&eacute;e par un groupe d'habitants, gravement bless&eacute;e &agrave; la t&ecirc;te notamment par des coups de machette dont elle garde des cicatrices dissimul&eacute;es sous ses longues tresses.Elle raconte avoir &eacute;t&eacute; "jet&eacute;e dans les latrines" de l'&eacute;cole, "par dessus des corps d&eacute;j&agrave; empil&eacute;s".
"Mais rien ne s'oppose au destin", lance-t-elle.De retour chez lui, le jeune homme l'extirpe des latrines avec une corde, avant de s&rsquo;enfuir &agrave; l'arriv&eacute;e de miliciens."J'&eacute;tais couverte de salet&eacute;s, de vers sur mon corps, je sentais tr&egrave;s mauvais, ils ont dit: +laissez-la, elle va mourir de toute fa&ccedil;on...+."
Commence alors le "plus long voyage qui ait exist&eacute; pour moi", dit Albertine: rejoindre, &agrave; bout de forces, tenant &agrave; peine debout, l'h&ocirc;pital de la ville pour tenter d'y &ecirc;tre soign&eacute;e."Le grand probl&egrave;me que j'avais, c'est que les chiens, qui mangeaient les autres corps, voulaient me manger aussi; j'ai d&ucirc; faire la guerre aux chiens, avec une branche d'arbre."

- "Chaque geste te rappelle ta famille" -

Dans cette d&eacute;shumanisation &agrave; laquelle elle a &eacute;t&eacute; r&eacute;duite, Albertine dit ne pas avoir &eacute;t&eacute; viol&eacute;e: "J'avais 21 ans mais l'aspect d'une vieille femme et je sentais le cadavre...".&nbsp;Elle croise des miliciens qui lancent: "Il faut laisser le d&eacute;chet l&agrave;, elle va mourir".&nbsp;
A l'h&ocirc;pital de Kibuye, "o&ugrave; il &eacute;tait strictement interdit de soigner les Tutsi", un infirmier la cache la journ&eacute;e dans la morgue avec d'autres filles.Des infirmi&egrave;res la soignent en cachette, lui jettent de temps en temps des seaux d'eau sur le corps pour la laver des d&eacute;chets et "des insectes dans ses plaies".
Mais un jour, la morgue reste ferm&eacute;e.Albertine et d'autres jeunes filles sont d&eacute;couvertes par les Interahamwe, s&eacute;questr&eacute;es dans une prison.Jusqu'&agrave; l'arriv&eacute;e inesp&eacute;r&eacute;e d'une soeur hollandaise de l'&eacute;glise o&ugrave; Albertine &eacute;tait fid&egrave;le, partie &agrave; sa recherche et qui r&eacute;ussit &agrave; payer la police pour la lib&eacute;rer.Elle trouve refuge chez un ami de son grand fr&egrave;re et fin juin, elle apprend que "les Fran&ccedil;ais sont arriv&eacute;s" dans la ville et r&eacute;ussit &agrave; se r&eacute;fugier dans un camp de l'op&eacute;ration militaro-humanitaire fran&ccedil;aise Turquoise.
Albertine a - comme de nombreux rescap&eacute;s - refait sa vie dans l'agitation et l'anonymat de la capitale Kigali.Elle n'est jamais revenue vivre dans "sa for&ecirc;t" de Rubengera.Depuis pr&egrave;s de dix ans, elle&nbsp;aide dans leurs enqu&ecirc;tes au Rwanda le couple franco-rwandais Dafroza et Alain Gauthier, qui traquent les g&eacute;nocidaires pr&eacute;sum&eacute;s r&eacute;fugi&eacute;s en France.
Elle doit t&eacute;moigner au proc&egrave;s aux assises &agrave; Paris du Franco-Rwandais Claude Muhayimana, accus&eacute; de "complicit&eacute;" de g&eacute;nocide pour avoir transport&eacute; dans l'ouest du pays - notamment dans la r&eacute;gion de Kibuye - des Interahamwe sur les lieux des massacres.Pr&eacute;vu en f&eacute;vrier, le proc&egrave;s vient d'&ecirc;tre report&eacute; &agrave; une date non fix&eacute;e en raison des difficult&eacute;s des t&eacute;moins &agrave; venir avec la crise sanitaire.
A vol d'oiseau du lac Kivu, le m&eacute;morial de Kibuye est situ&eacute; pr&egrave;s d'une &eacute;cole.La vie a repris et le silence du lieu est r&eacute;guli&egrave;rement chahut&eacute; par des cris d'enfants joyeux &eacute;chapp&eacute;s de la cour.
"Ma famille a p&eacute;ri, mais je suis l&agrave; pour faire la justice, c'est &ccedil;a que je peux faire pour ma famille", dit doucement Albertine."Ce que j'attends du proc&egrave;s, c'est le soulagement, si la justice fait son travail."&nbsp;
"En v&eacute;rit&eacute;, aucun rescap&eacute; ne peut passer une journ&eacute;e sans y penser; chaque geste te rappelle un membre de ta famille, une amie...mais il ne faut pas y penser tout le temps, car il faut bien vivre".&nbsp;

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