"Retour à la case départ": en Ethiopie, des Oromos dépités par le Premier ministre

Au premier coup de feu, Lelise Abdissa s'est jetée dans un fossé, comme d'autres fêtards paniqués, pour se protéger des heurts entre soldats éthiopiens et manifestants lors d'une fête religieuse il y a cinq ans.

AFRICA RADIO

3 octobre 2021 à 17h21 par AFP

Bishoftu (Ethiopie) (AFP)

Elle s'est réveillée des heures plus tard à l'hôpital avec un bras cassé mais a eu de la chance: des dizaines de personnes furent tuées dans la panique en octobre 2016 en marge de la célébration d'Irreecha, une fête qu'honore le plus grand groupe ethnique en Ethiopie, les Oromos. 

Le carnage, provoqué par les soldats ayant fait usage de gaz lacrymogènes et de tirs à balles réelles pour contrôler la foule de manifestants anti-gouvernementaux, fut un moment charnière dans le mouvement qui mena au pouvoir le Premier ministre, Abiy Ahmed, premier Oromo à accéder à ce poste en 2018. 

Mais à la veille d'être élu lundi pour un nouveau mandat de cinq ans, après la victoire écrasante de son parti aux élections du 21 juin, l'enthousiasme qu'avait suscité sa nomination a fait long feu parmi la communauté oromo.

Ce week-end, ils ont étalé au grand jour leur frustration lors des festivités pour Irreecha, samedi à Addis Abeba et dimanche dans la ville de Bishoftu, où se déroulent traditionnellement les célébrations les plus importantes pour cette fête.

Scandant "A bas, à bas Abiy", ils se sont plaints des mêmes problèmes que ceux qui les avaient fait descendre dans la rue en 2016: le meurtre de civils oromos, des arrestations de masse de jeunes Oromos et l'incarcération de membres oromos de l'opposition.

"Malheureusement, nous sommes revenus à la case départ", résume auprès de l'AFP Eyasped Tesfaye, un militant oromo.

"Je ne pense pas qu'il y a eu le moindre changement", juge de son côté Lelise Abdissa.

- Appels à la justice -

Irreecha marque la fin des pluies et le début de la saison des récoltes.

Pendant plus d'un siècle, des centaines de milliers d'Oromos sont venus à Bishoftu, dans le sud-est d'Addis Abeba, pour cette fête. 

En 2019, Abiy Ahmed a autorisé pour la première fois une autre fête pour Irreecha à Addis Abeba -- une décision qui risquait d'exacerber les tensions ethniques car des nationalistes oromos proclamaient que la capitale éthiopienne appartenait de plein droit à leur peuple.Ces deux fêtes sont désormais devenues la norme.

Cette année à Addis Abeba, certains jeunes hommes ont profité des festivités pour adresser un message politique clair, croisant leurs armes au-dessus de leurs têtes en signe de défiance et appelant à la chute du parti d'Abiy Ahmed, le Parti de la prospérité. 

D'autres ont crié justice pour le meurtre en juin 2020 de Hachalu Hundessa, un chanteur populaire oromo, qui avait déclenché des violences interethniques et des affrontements avec les forces de sécurité, faisant 160 morts.

D'autres encore ont réclamé la libération de leaders oromos de l'opposition, arrêtés lors des violences ayant suivi la mort du chanteur, restée impunie.

- "Lutte armée" -

Dimanche, les autorités ont pris plusieurs mesures pour contrôler la foule à Bishoftu, en bloquant la majeure partie du trafic venant d'Addis Abeba et en coupant temporairement l'électricité, les réseaux téléphoniques et internet.

Mais en dépit d'une forte présence militaire, le mécontentement de certains Oromos a réussi à s'exprimer.

Parmi la foule réunie sur les rives du lac Hora Arsadi, de jeunes hommes portant des tee-shirts à l'effigie de Hachalu Hundessa ont crié des slogans hostiles au Premier ministre et loué l'Armée de libération oromo (OLA), un groupe rebelle voulant renverser le gouvernement.Certains agitaient même des drapeaux de l'OLA.

Pour l'un des participants, Lemi Solomon, interrogé par l'AFP, les manifestations auraient été encore plus importantes si de nombreux jeunes hommes n'étaient pas déjà partis rejoindre "la lutte armée" au côté de l'OLA.

Ces tensions surviennent à un moment délicat pour Abiy Ahmed. 

Le Parti de la prospérité a certes enregistré une victoire écrasante fin juin, un résultat vu par le gouvernement comme l'onction populaire qu'Abiy Ahmed recherchait et comme un soutien à ses réformes politiques et économiques.

Mais dans la région de l'Oromia, des partis d'opposition, dont le Front de libération de l'Oromo (OLF) -- dont les dirigeants sont revenus d'exil après l'arrivée au pouvoir d'Abiy Ahmed -- ont boycotté le scrutin, se plaignant que des candidats aient été arrêtés et leurs bureaux vandalisés.

"Même si j'ai pleinement le droit de participer aux élections, je ne crois pas que ce droit a été respecté parce que l'élection ne s'est pas déroulée par des moyens démocratiques", estimait Gutu Sori, un étudiant participant aux festivités à Bishoftu.