Aisha Diomande, 33 ans, a commencé la danse il y a cinq ans seulement et se produit pourtant sur les meilleures scènes de la capitale économique de la Côte d'Ivoire, deux ans après avoir intégré la compagnie "Les Pieds dans la mare".
"J'ai toujours rêvé d'être danseuse mais mes parents ne voulaient pas.C'est mal vu dans une famille musulmane d'avoir une fille danseuse", confie la jeune femme.
"Auparavant je me sentais isolée, triste, j'étais renfermée, je restais à la maison.Je me disais que j'étais pauvre, que je ne pouvais rien faire.La danse m'apporte un grand soulagement", dit celle qui "rêve de devenir une grande artiste".
Arrivé là il y a deux ans en accompagnant un ami danseur à une répétition, Prince Essan n'a lui que 18 ans, mais est déjà un pilier de la compagnie où son talent a explosé.La danse l'a "sauvé".
"Ma passion, c'était de danser depuis que j'étais petit (...) mais je n'avais pas l'argent pour m'inscrire dans une école"."Dans cette compagnie, tout le monde est accepté, peu importe ton rang social, ton orientation.La danse m'a donné confiance en moi.Je m'exprime avec mon art, je n'ai plus de complexe".
- "Brouteurs" et "microbes"
Dans une salle vaste et vétuste de Bracody, un quartier populaire d'Abidjan, une douzaine de danseurs improvisent, au son d'un tube de DJ Kerozen, chanteur ivoirien à succès: "Ma vie est une bénédiction - un enfant de Dieu ne peut jamais échouer - ma vie va changer ô - bientôt je vais triompher ô".
Petite, menue, port de danseuse et voix perçante, Jenny commente leur performance : "Vous parlez de quoi ? Vous êtes en joie ? En colère?En train de faire l'amour?"
Les danseurs et danseuses l'appellent affectueusement "Mémé": Jenny Mezile, chorégraphe franco-haïtienne de 47 ans et énergique fondatrice des "Pieds dans la Mare" s'occupe d'eux comme de ses enfants.
"J'accepte tout le monde.J'ai eu des voleurs, des +brouteurs+ (cyber-escrocs), des +microbes+ (délinquants juvéniles)"."Quasiment tous ceux qui arrivent ici sont déscolarisés"."Je vais chez eux dans leurs ghettos à Adjamé, Abobo, Yopougon, Anoumabo (quartiers populaires d'Abidjan), je connais leurs familles.Je suis un peu leur deuxième maman", explique-t-elle.
"Ma technique, c'est un apprentissage ludique, avec des mots simples.Si on faisait des exercices comme en Europe, 1,2,3,4...ils ne suivraient pas.Il faut trouver un langage qui s'adapte à chacun, les décomplexer."
- Ecole de tolérance -
"Les Pieds dans la mare" se veut aussi une école de tolérance, dans une société ivoirienne traditionaliste.
"L'orientation sexuelle?On s'en fout!Il y avait des garçons homophobes.J'ai habillé tout le monde en jupe, on s'est tous maquillés et on s'est tous embrassés.Pour démystifier.Maintenant il n'y a plus de problème."
"Mémé" donne des cours à ses "enfants": "Je leur parle de Martin Luther King, de Nelson Mandela, des gens qui ont fait des années de prison et qui en sont sortis président.Barack Obama qui est un Noir, mais qui est devenu président.Des choses qu'on n'espérait pas.Ca les pousse à croire en eux."
Tout en gardant les pieds sur terre.Grâce à une subvention de la coopération allemande, la compagnie a financé la création de micro-entreprises: Prince a monté un élevage de poulets, Kader une friperie avec sa mère, Satellite un salon de coiffure, Jean-Claude un kiosque téléphonique, Guy-Ange une poissonnerie...De quoi subvenir à leurs besoins car la danse ne suffit pas en Côte d'Ivoire pour en vivre.
La solidarité est de règle dans la compagnie.Maladie, funérailles dans la famille...chacun cotise un peu pour aider les autres en cas de coup dur.
Après trois ans de formation, les pensionnaires des "Pieds dans la mare" obtiennent un diplôme reconnu par l'Etat.
- "Une négresse parmi la foule" -
Jenny Mezile a quitté Haïti pour la France à l'âge de 19 ans afin d'y mener une carrière de danseuse.Elle s'est installée en Côte d'Ivoire en 2006.
"Je n'étais pas utile en France, j'étais juste une négresse parmi la foule!", s'exclame-t-elle, provocatrice.
Elle a d'abord animé une émission à la télévision ivoirienne.Puis "j'ai vu qu'il n'y avait rien ici pour les jeunes des quartiers populaires, ni sport, ni théâtre, ni musique, ni loisirs".
Elle a alors lancé sa compagnie, des rencontres de danse mensuelles et un festival annuel, Afrik Urban Arts.
"Jenny fait un travail très difficile et vraiment louable, elle s'investit beaucoup pour la jeunesse", explique à l'AFP Nzi Kouassi, coordinateur culturel de l'Institut Goethe d'Abidjan, où la compagnie a présenté son dernier spectacle, "Cabaret", après "Ma vie en rose" l'an dernier.
"Elle prend des gens qui n'ont aucun niveau de danse (...), exclus par le système, et elle arrive en quelques mois à les amener sur une scène, où ils rivalisent avec les meilleurs compagnies".
"Elle devrait être soutenue davantage par les institutions culturelles", plaide Nzi Kouassi.
La survie de la compagnie est aujourd'hui menacée, faute de financement.
"Tous les jours il faut un miracle pour qu'on tienne", lance Jenny, qui espère trouver de nouveaux mécènes.
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