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Mickalene Thomas : "En Europe, mes œuvres ont été accueillies avec bien plus d’ouverture qu’aux États-Unis"

Actus. Après Los Angeles, Philadelphie, Londres et Toulouse, l’exposition "All About Love" de Mickalene Thomas a ouvert ses portes mercredi 17 décembre au Grand Palais, à Paris. Elle est la première artiste afro-américaine à y présenter une exposition en solo. "All About Love" interroge et remet en question les représentations des femmes noires dans l’histoire de l’art et dans la société. Elle était l'invitée d'Africa Radio ce vendredi 19 décembre.

Mickalene Thomas :  "En Europe, mes œuvres ont été accueillies avec bien plus d’ouverture qu’aux États-Unis"
L'artiste Mickalene Thomas lors de la présentation de son exposition "All About Love" au Grand Palais - Keisha Mougani / Africa Radio

VO/MICKALENE THOMAS

Votre exposition All About Love a ouvert ses portes mercredi au Grand Palais à Paris. Vous êtes la première artiste afro-américaine à y avoir une exposition solo. Qu’est-ce que cela vous fait ?


C’est très excitant. Je suis ravie, très honorée. Je pense que c’est une formidable reconnaissance pour tous les artistes qui m’ont précédée et pour mes ancêtres, qui ont ouvert la voie pour que je puisse vivre ce moment. 

Je ne prends pas cela à la légère. J’ai une immense gratitude pour cette opportunité d’exposer ce travail ici, à Paris. J’espère que ce travail sera vu par beaucoup d’autres personnes qui me ressemblent. 

Mais j’espère aussi qu’une institution comme le Grand Palais continuera d’ouvrir ses portes à d’autres artistes, ici à Paris, en particulier des artistes d’ascendance africaine et des Afro-Américains qui ont fait de cette ville leur maison, afin qu’eux aussi aient la possibilité d’exposer leur travail.

Les femmes, et en particulier les femmes noires, sont au centre de votre exposition All About Love. All About Love est aussi le titre d’un livre de l’auteure féministe Bell Hooks. Quel est le lien entre le titre de l’exposition et ce que vous présentez ?

Pour moi, le lien entre le livre et ce que je présente tient à une réflexion sur mes relations avec les femmes que je représente. Quand j’ai lu All About Love de Bell Hooks, ce qui m’a profondément marquée, c’est l’idée que l’amour est une action. Pour qu’il se manifeste réellement et fonctionne, il faut comprendre son propre rôle dans ces relations d’amour, qu’elles soient familiales, amoureuses, fraternelles ou amicales. Il faut vraiment saisir sa place et la manière dont ces relations prennent forme.

J’ai commencé à regarder mes propres relations à travers mon travail et à comprendre que, même si ce que je fais est un cadeau offert au monde, cela construit aussi quelque chose au sein de la communauté des femmes avec lesquelles je travaille. Ma mère, par exemple, a été ma première muse.

Comprendre la relation mère-fille, ce qu’elle a produit, je ne l’ai réalisé que plus tard, à travers un documentaire que j’ai fait sur elle, Happy Birthday to a Beautiful Woman. J’ai compris à quel point mon rôle était important pour elle, et à quel point le sien l’était pour moi dans mon travail.

Cela lui a donné une visibilité, une forme d’autonomie dans la manière dont elle se voyait elle-même. Pour moi, c’est ça, la définition de All About Love.
Tout est devenu circulaire, d’une certaine manière. Je ne m’en suis vraiment rendu compte que lorsque ma mère a parlé de ce que cela signifiait pour elle de participer à mon travail, au-delà de notre simple relation mère-fille.


Selon vous, comment la perception des corps des femmes noires a-t-elle évolué avec le temps ?


On pourrait en parler toute la journée. C’est aussi pour ça que j’intègre des notions d’érotisme noir dans mon travail : parce que je veux revendiquer la possession et l’autonomie de nos propres corps. L’autonomie du désir, de la sensualité, le fait de reprendre notre beauté et la manière dont elle est perçue.

Plus nous faisons ce travail pour nous-mêmes, plus nous pouvons montrer au monde ce que nous voulons qu’il voie et comment nous voulons être vues.  En tant que femme noire, mais aussi en tant que femme queer, je veux montrer toutes ces dimensions, dans toute leur complexité, tout en rappelant comment l’histoire occidentale a brutalisé le corps noir pour son propre plaisir et son propre désir.


Il existe aujourd’hui de nombreux débats autour de la féminité et du féminisme. Quels aspects de ces discussions vous marquent le plus ? Et y a-t-il des points de vue qui ont un impact négatif sur les femmes noires et leur identité ?


Il y a énormément de perspectives qui ont un impact négatif sur l’identité des femmes noires. Ce qui est frappant, c’est qu’historiquement, la beauté des femmes noires a toujours été monopolisée, stylisée, codifiée, puis appropriée par les cultures occidentales? sans jamais être célébrée. Elle a été commercialisée.

Aujourd’hui encore, les standards de beauté dominants sont largement inspirés de la beauté noire, mais sans que cela soit reconnu. Des femmes blanches veulent ressembler à des femmes noires, cette image est commercialisée, puis, paradoxalement, des femmes noires se mettent à vouloir ressembler à ces femmes blanches qui leur ressemblent déjà. C’est un phénomène ancien, inscrit dans notre histoire. 

Nous avons toujours été à l’avant-garde de la culture et de la création, sans jamais être pleinement célébrées pour cela. Ce sont là toutes ces complexités. Mais nous devons aussi assumer notre rôle, regarder notre histoire en face, l’esclavage, ses conséquences, la manière dont cela a façonné les Afro-Américains et leur place dans la société, afin de comprendre comment tout cela influence la manière dont nous nous voyons.
Tant que nous n’aurons pas fait ce travail, nous continuerons à prendre pour référence l’idéal blanc de la beauté et des normes. Or, nous avons le pouvoir de changer cela et de transformer la manière dont nous nous percevons.


Il y a des femmes artistes comme vous, des professeures, des intellectuelles, des écrivaines, etc. Mais pensez-vous que les femmes noires restent, comme le disait Malcolm X, les moins protégées et les plus négligées, en tout cas dans le contexte américain ?


Oui, absolument. Les moins protégées. Cette citation est très juste. Même dans des espaces comme celui-ci, c’est vrai. C’est aussi pour cela qu’il est important pour moi d’être ici. Car même si je suis là, le parcours a été très difficile. Beaucoup de personnes ne veulent pas soutenir des expositions comme celle-ci, notamment sur le plan financier. Obtenir un soutien financier reste un combat. 

Même pour cette exposition ? 

Oui, même pour celle-ci. Je suis ici, mais cela n’a pas été facile. Souvent, on ne nous considère pas comme ayant de la valeur ou comme contribuant réellement à la société. Les hommes noirs sont bien plus désirés dans certains espaces. 

Pourtant, même si les femmes noires sont parmi les plus éduquées et, dans certains cas, les plus prospères financièrement, nous continuons d’être déshumanisées, sexualisées, brutalisées, considérées comme inférieures. 
C’est pour cela que je fais ce travail. C’est pour cela que je le célèbre. D’ailleurs, ce travail a été davantage montré en Europe qu’aux États-Unis.


Pourquoi ? 

En grande partie pour des raisons que je viens de citer : on ne le considère pas comme rentable ou soutenable. On pense aussi que le public n’est pas prêt à voir ce type de travail. Je crois que cela tient surtout au fait que j’élève les femmes noires.
On préfère nous voir à travers le prisme du traumatisme, de la servitude, du service, plutôt que sous l’angle du repos, du loisir, de l’élégance, de l’excellence ou du désir de soi. Quand nous montrons cela, on refuse souvent de le reconnaître. On ne voit pas notre excellence, notre force, notre crédibilité, ni ce que nous apportons au monde.

C’est aussi pour cela que je suis heureuse de cette exposition ici : en Europe, mes œuvres ont été accueillies avec bien plus d’ouverture qu’aux États-Unis.

All About Love, Mickalene Thomas 
Du 17 décembre au 5 avril 2026 au Grand Palais
17 avenue du Général Eisenhower, 75008, Paris
Tarifs : 12€ (tarif réduit), 15€ (plein tarif) 

 

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