Culture. Beya Gille Gacha, curatrice du projet ESUON : "Je pense qu’il y a une mode, une réouverture envers femmes noires"

International. Beya Gille Gacha, artiste multidisciplinaire franco-camerounaise, est l’une des curatrices du projet « Eu sou um oceano negro » (« Je suis un océan noir », en portugais), un projet réunissant exclusivement des femmes, chercheuses, collectionneuses, galeristes et neuf artistes, chargées de revisiter et de donner une autre symbolique à la route de l’Atlantique liée au commerce des esclaves.

Culture. Beya Gille Gacha, curatrice du projet ESUON : "Je pense qu’il y a une mode, une réouverture envers femmes noires"
(De gauche à droite) : Shai Andrade, Ngima Sarr, Beya Gille Gacha, Nathalie Vairac, Delphine Diallo, Ambre Delcroix, Salimata Diop, Aline Motta et Johanna Makabi - Victor Fernandez

 

À travers ce projet, vous revisitez cette route de l’Atlantique qui est souvent liée au commerce des esclaves. Comment vous est venue cette idée ?

Pour être totalement honnête, elle m’est venue l’année dernière quand j’étais moi-même en résidence à Salvador de Bahia, dans un songe. Donc ça a commencé par une connexion mystique et ça a continué dans la réalité.

L’objectif de ce projet est double. Il y a cette volonté de redessiner une autre route de l’Atlantique. C’est-à-dire ? 

Oui, l’idée c’est d’abord la reconnexion et la réécriture de nos mémoires. C’est surtout de rassembler finalement des femmes de différentes diasporas, et du continent africain, et des afro-descendantes du Brésil, notamment de la région de Bahia, pour réécrire nos narratifs, pour se connecter avec nos propres… comment dire… avec nos propres règles, et pour créer ensemble des actions artistiques qui tiennent de la guérison mais qui tiennent aussi d’une envie de bâtir le futur. 

Je le disais en introduction, la route de l’Atlantique est liée justement au commerce des esclaves. Et vous, vous parlez de reconstruction : est-ce que cette douleur liée à ce commerce des esclaves est occultée ou, au contraire, regardée en face à travers les différentes créations ?

Non, elle est regardée en face. Tout dépend évidemment des travaux de chacune des artistes et des recherches de chacune des artistes, et du coup c’était très complémentaire.

Mais l’idée, oui, c’était de faire face à la fragmentation : la fragmentation de nos corps dans l’histoire, la fragmentation de nos cultures et aussi de nos intimes. Donc c’est dans la discussion artistique et la création artistique générale que ces sujets-là sont évidemment abordés, parce qu’ils doivent être révélés et guéris à travers nos propres corps. Mais ce n’est pas que le sujet.
Le sujet c’est aussi : qui sommes-nous maintenant et que faisons-nous maintenant. 

Vous parlez de fragmentation : c’est-à-dire que chacune a sa propre culture… mais qu’est-ce qui nous reste de commun, qu’est-ce qui nous lie encore malgré tout ?

Tellement de choses ! Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’aller à Bahia, mais on a été plusieurs à avoir ressenti la même chose : le premier pied posé sur cette terre et on sent qu’on a des ancêtres ici. C’est d’une force indescriptible.
Il y a des choses, en fait, à Bahia,  parce que je suis seulement allée à Bahia au Brésil, qui reste la capitale noire du Brésil, qu’on ressent profondément, notamment des choses qui sont exactement comme dans différentes cultures du continent africain : que ça soit au Sénégal, les Sénégalaises ont retrouvé du Sénégal ; moi, je suis Camerounaise, j’ai cru retrouver du Cameroun ; une artiste congolaise a retrouvé du Congo.

C’était très fort. Et en même temps, on a aussi l’impression qu’il y a des choses qui ont été gardées là-bas et qui ont été perdues chez nous sur le continent.

Comme ? 

Et ça, c’est assez fort : je dirais une liberté d’être, une liberté du corps, notamment en tant que femme. Et ça, c’était trèsparce qu’on l’a toutes ressenti : cette liberté de nos corps de femmes dans l’espace public, qu’on n’a plus chez nous. Et ça, c’est les suites coloniales. Et ça, on le retrouve à Bahia.

Justement, vous venez de parler du second objectif de votre manifestation culturelle. Donc le second objectif, c’est de rendre hommage aux femmes, différents profils de femmes : on peut parler des prêtresses, des poètes, des auteures, des intellectuelles. Est-ce qu’il y a des femmes en particulier qui vous ont inspirée ?

Je ne pourrais pas parler en particulier d’une ou deux, j’aurais l’impression de créer un déséquilibre. Mais toutes les femmes du projet sont des inspirations. Que ce soit les artistes, que je vais citer: Fabienne Ex-Souza, Delphine Diallo, Gaelle Choisne, Nathalie Vairac, T.I.E, Laiela Adjovi, Shai Andrade, Johanna Makabi,  évidemment Luma Nascimento qui a été aussi notre hôte, car on a été accueillies par Luma Nascimento dans son lieu qui est Casaba Africa, un lieu magnifique. 

C’est un lieu monté par une femme noire, un lieu culturel à Salvador de Bahia, qui est très intéressant à voir, magnifique. Et évidemment ma sœur curatrice et compositrice Salimata Diop.
Mais également des chercheuses : Olivette Otele, la grande professeure ; Negarra A. Kudumu , grande professeure également ; et Benita Jacques, qui est une actrice et réalisatrice qui a réalisé un film incroyable dernièrement.

Toutes ces femmes forment en fait comme un organisme, un écosystème. L’idée c’est de continuer à faire grandir cet écosystème.
Et d’ailleurs je me dois tout de même de citer Edna Dumas qui fait aussi partie de cet écosystème et dont la galerie Space 1 a été le porteur, le mécène du projet.
La galerie Space 1 étant une galerie montée par une femme noire au Japon pour présenter l’art contemporain africain, et qui a voulu soutenir ce projet de par sa vision de reconnexion des cultures africaines et noires par l’art et par les femmes.

Mais comment les artistes, notamment les femmes artistes, sont-elles considérées aujourd’hui dans le milieu de l’art ?

Alors ça dépend. Je pense qu’il y a en ce moment une mode, alors là vraiment, c’est mon point de vue, mais je pense qu’il y a une mode, une réouverture par rapport aux femmes noires.

Même plus que je le pense : ça se voit et ça se ressent, parce qu’il y a quelques années, on était encore totalement invisibilisées. Donc il y a une ouverture. À voir combien de temps elle dure…

Je le disais, vous êtes une artiste multidisciplinaire. Comment voyez-vous l’intérêt croissant, notamment de certaines institutions publiques, pour les mondes africains ? 

Avec une petite joie mais une certaine neutralité, pour tout dire. En fait, tout notre projet c’était aussi de se permettre quelque chose qui, par contre, ne nous est pas encore offert : faire avec nos propres règles et nos propres agendas.
Ce qui n’est pas toujours le cas : on est toujours dans un système qui s’ouvre mais qui a ses demandes, ses prérequis, son administration.
On est quand même dans un système qui va d’abord demander le CV avant de regarder la production, qui n’arrive pas forcément à sortir de son cadre et à proposer ou soutenir des actes visionnaires. Et ESUON a été très peu soutenu parce qu’il ne proposait pas d’abord des expositions, donc exposer le corps ou la production noire, mais proposait avant tout des résidences d’artistes, pour que les artistes des deux côtés de l’Atlantique se rencontrent vraiment, connectent vraiment. Et ça, ce n’est pas encore quelque chose qui est bien valorisé. Et pourtant, c’est ce qui crée réellement les liens, les connexions, et ce qui agit réellement artistiquement et au-delà.

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