Des militaires centrafricains devenus sujets d’expérimentations vaccinales au profit de la recherche du traitement du VIH, voici le portrait de l’opération Bangui, mise en place par l’Institut Pasteur de Bangui entre les années 1980 et 1990, afin de prévenir la propagation du virus du SIDA.
Sous cette justification officielle se cache, selon Pierre-Marie David, auteur du livre-enquête Opération Bangui : promesses vaccinales en Afrique postcoloniale, paru aux éditions Lux dans la collection "Dossiers Noirs" du collectif Survie, une volonté tenace de la part des chercheurs français de développer un vaccin avant la concurrence internationale.
Approchez mais soyez discrets
À la fin des années 1970, près de vingt ans après l’indépendance de la République centrafricaine : "les Français reviennent en force", notamment avec les opérations militaires Caban et Barracuda. Paris s’éloigne de plus en plus de l’empereur autoproclamé Bokassa Ier, lui repprochant notamment sa proximité avec le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Les forces spéciales françaises le renversent en 1979 et réinstallent l’ancien président, son cousin germain David Dacko. "Une décision très révélatrice du cynisme des relations néocoloniales", déplore l’auteur.
"Un grand nombre de militaires français, des agents du renseignement et de la société civile atterrissent en RCA.” Présentée comme une "coopération", leur venue est décrite par Pierre-Marie David comme "un encadrement borné", "une tutelle politique".
À son tour, le président David Dacko est renversé par André Kolingba lors d’un coup d’État en 1981. Jean-Claude Mantion, membre des services secrets français, "devient son conseiller spécial", chargé de "la sécurisation du régime".
Le lieutenant-colonel français s’occupe notamment du "recrutement des militaires pour renforcer la garde présidentielle" centrafricaine. Des soldats qui seront transformés en sujets de recherche dans l’expérimentation vaccinale préparatoire au VIH, baptisée l’Opération Bangui – "qu’il s’agisse des forces armées centrafricaines ou de la garde présidentielle".
Des corps transformés en objets de recherche
Le SIDA, entre 1980 et 1990, est passé d’une maladie inconnue à une pandémie mondiale. "On croyait qu’un vaccin serait trouvé rapidement”, rappelle l’anthropologue. Les scientifiques français et américains se pressent dans cette course au vaccin, et l’opération Bangui, ce projet mis sur la table par Alain Georges, directeur de l’Institut Pasteur de Bangui, permettait aux chercheurs tricolores de "prendre de l’avance sur la concurrence", à condition de l’effectuer de manière confidentielle.
Les autorités centrafricaines, conscientes de la progression de l’épidémie, partagent cette posture discrète. Elles "restent méfiantes à reconnaître publiquement la propagation de la maladie”, due à une peur du "stigmate international”. Au tout début de l’épidémie, le manque de connaissances et les préjugés ont contribué à marginaliser les personnes atteintes du syndrome. L’appellation "4H” – "homosexuels, héroïnomanes, hémophiles et haïtiens" – était par exemple employée pour parler du SIDA. Ainsi, les autorités centrafricaines veulent éviter tout scandale, "ce secret satisfait tout le monde".
À qui profite la recherche ?
Le corps des soldats, ou plus précisément leur sang et les échantillons biologiques, se mue en ressources. Ce sont des candidats pour devenir une "population sentinelle", c’est-à-dire un sous-groupe dont la surveillance offre une meilleure connaissance de l’épidémie. Les militaires français déployés sont préservés de ces tests. Dans son livre, l’auteur décrit cela comme une "politique postcoloniale dessinant une ligne de partage raciale".
Ces prélèvements vont au-delà du dépistage "initialement consenti" des Centrafricains, dépassant "des limites ni un cadre éthique, politique et scientifique clairement défini”. Pierre-Marie David décrit cette structure comme de l’extractivisme biomédical, où le corps devient ressource.
Un système vertical
Une fois recueillies, ces données sont évaluées en dehors de la RCA, dans des laboratoires situés au Nord. La population testée "reste conditionnée par leur rôle de sujets de recherche". Les populations les plus vulnérables participent aux études en échange d’un accès ponctuel aux soins ou à des traitements expérimentaux.
Pour l’anthropologue, il est nécessaire de "décoloniser la santé mondiale". Des habitants du Sud qui participent à l’effort scientifique, "parfois au prix de leur santé", mais dont les "bénéfices ultérieurs sont captés par le Nord, par l’industrie pharmaceutique, sans redistribution ni retour vers les communautés concernées" est une configuration inéquitable.
À l'inverse, l'enquêteur prône un système de santé pour tous, assuré qu'"en garantissant un minimum de soins" universel, "sans condition", la recherche se développera vers davantages d'éthique et d'équité.
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